J’ai lu le livre Citizen Game écrit par Nicolas Gaume. Pour ceux qui ne le connaissent pas, il a connu son heure de gloire dans les années 90 en créant Kalisto, un des plus éminents studio de développement de jeux vidéos français.
Ce livre est très intéressant car, à travers l’histoire personnelle de Nicolas Gaume, on y découvre trois aspects essentiels d’une décennie marquante de l’informatique :
- L’éclosion du marché de la micro-informatique, à travers sa démocratisation.
- La professionnalisation du développement des jeux vidéos sur micro-ordinateurs.
- La montée de la spéculation sur les nouvelles technologies, puis l’éclatement de la « bulle Internet ».
Les premières expérimentations
Nicolas Gaume explique comment son adolescence l’a amené à se frotter aux ordinateurs au point de devenir un geek (à une époque où ce terme était encore inconnu). Il parle des nuits passées à programmer sur l’Apple II familial, puis les premières connexions à des BBS à travers un modem téléphonique, lui permettant d’approcher le monde fermé des demomakers. Il se décrit comme une sorte de petit génie de l’informatique, jonglant avec les langages informatiques, qui ne trouve sa place qu’auprès des ordinateurs et des autres personnes comme lui.
Par la suite, il commença à réunir certains de ses amis pour former un groupe informel de création. Tous fondus de l’Apple II − et de sa déclinaison la plus puissante, l’Apple II GS − ils commencèrent par développer sur cette machine, jusqu’à ce qu’Apple France leur prête des machines, dont des Macintosh LC (premier Macintosh couleur grand public) avant leur sortie officielle.
Si ce groupe a rapidement volé en éclat, il a permis à Nicolas Gaume de trouver sa voie : une sorte de Steve Jobs à la française, qui se voit comme un expert technique mais dont le véritable talent est de trouver les vrais génies et de les faire travailler ensemble en leur montrant le chemin à suivre.
La professionnalisation
Il créa Atreid Concept, qui développa des jeux pour Macintosh, puis pour PC. Revendue à l’éditeur Pearson, l’entreprise sera renommée Mindscape Bordeaux (Mindscape appartenant déjà à Pearson). Par la suite, Pearson lui revendra l’entreprise − moins cher qu’il ne l’avait vendue, semblerait-il − et il la renommera Kalisto.
Les jeux Dark Earth et Nightmare Creatures restent les plus emblématiques de cette époque. Devenu un studio de développement réputé, Kalisto créa aussi des jeux pour le compte d’éditeur tiers, multipliant les partenariats. Le portage de jeux sur consoles força d’ailleurs l’entreprise à se plier aux procédures des constructeurs japonais, lui amenant les méthodes et outils équivalents à ceux des meilleurs acteurs du marché de l’époque.
Nicolas Gaume avait toujours imaginé le jeu vidéo comme étant l’un des vecteurs de l’imaginaire, qui prendrait toute son ampleur dans un cadre plus vaste. Même s’il semble avoir passé beaucoup de temps à essayer de mettre en place des partenariats avec le cinéma ou le dessin animé, cela restera assez vain − à part le développement de jeux sous licence comme Le Cinquième Élément. Il y a à ce sujet un passage assez savoureux au sujet de la série Caraïbes Offshore (avec la star du catch Hulk Hogan). Le seul succès « transmédia » (c’est le terme qu’il emploie) sera la collaboration avec Multisim pour l’élaboration de l’univers de Dark Earth et l’édition du jeu de rôle papier qui en a découlé.
La montée et la chute
Pour garantir la pérennité de son entreprise (sic), Nicolas Gaume a voulu augmenter sa capitalisation. La création de jeux devenant de plus en plus technique, les délais de développement s’allongent, et donc les coûts explosent. Comme les clients ne payent qu’à la livraison du produit (enfin, ce n’est pas si simple, je schématise), et que les royalties dépendent d’investissements marketing qui incombent à l’éditeur et non au développeur, il devient difficile de lancer de nouveaux projets.
Il finira donc par organiser l’entrée en bourse de Kalisto. À la fin des années 90, une grande euphorie régnait autour de l’informatique ; on se souvient tous des entrée en bourse stratosphériques de l’époque, avec des entreprises qui multipliaient leur valeur de manière complètement insensée. Pour Kalisto, l’IPO a pris du temps ; une fois qu’elle était prête, la bulle spéculative avait eu le temps d’exploser, et la valorisation de l’entreprise se retrouvait à être très largement inférieure aux estimations initiales. Un deuxième essai quelques mois plus tard se soldera même par un échec complet.
Plusieurs problèmes s’enchaînèrent par la suite. Pour commencer, des projets de création de jeu avaient été démarrés sur la promesse de la capitalisation boursière, et devenaient difficiles à financer. Ensuite, l’un des clients de Kalisto n’a pas honoré sa dernière facture, alors même que le jeu avait été livré et que ses ventes étaient bonnes. Pour finir, les partenaires financiers qui avaient participé à l’entrée en bourse (la banque qui était l’investisseur principal et historique, mais surtout le cabinet d’expertise comptable / commissaire aux comptes) ont cherché à couvrir leurs arrières, ralentissant d’autant les procédures et les recherches d’investisseurs qui auraient permis de sauver ce qui pouvait encore l’être.
Mon avis
Ce livre est particulièrement intéressant. Il fait vivre de l’intérieur la difficulté de créer une entreprise, les doutes qui assaillent un entrepreneur. Par certains côtés, c’est aussi le parfait manuel des erreurs à ne pas commettre.
Si la jeunesse et l’inexpérience conduisent forcément à faire des sottises, cela n’est habituellement pas un problème fondamental. D’ailleurs, Kalisto était devenu une entreprise florissante de taille conséquente, alors même que son créateur n’était plus un débutant depuis longtemps.
En l’occurrence, les erreurs de Nicolas Gaume ont été simples mais importantes.
Un fond de roulement insuffisant. Le gros problème de tous les studios de création (ludique, musical, audio-visuel), c’est que les investissements sont lourds, pour des revenus incertains. La tentation est grande de lancer des « lignes de production » (c’est le terme qu’il emploie) alors qu’on n’est pas certain de pouvoir les financer jusqu’à leur terme. Malheureusement, la cessation de paiement est la première cause de fermeture des entreprises ; même celles qui sont rentables peuvent mettre la clé sous la porte si elles ne peuvent plus payer les salaire.
L’enthousiasme débridé de la bourse faisait à l’époque miroiter des levées de fonds exceptionnelles. Mais de là à prendre pour acquis un argent qui n’existait que dans des tableaux Excel de projections financières, c’est une grave erreur.
Une implication à géométrie variable. Nicolas Gaume le reconnait lui-même : À une certaine période, Kalisto était citée comme exemple dans toute la presse nationale ; il était interviewé à longueur de temps, et accompagnait même le Président de la République lors de ses voyages diplomatiques au Japon. Très facile dans ces conditions d’être grisé par la situation et de déléguer tous les aspects de la gestion quotidienne de l’entreprise. En plus, il a cherché à diversifier ses propres activités, avec une holding d’investissement, une société d’édition pour enfants, ou encore une web-agency.
C’est une effroyable erreur. Tous les grands patrons, ceux qui excellent dans la conduite de leur entreprise, restent toujours en prise directe avec le travail réalisés dans leur boîte. Ils connaissent les projets ; ils participent activement aux prises de décisions. Suivant l’entreprise concernée, ils prennent part à toutes les réflexions concernant les produits, les services, les offres, l’ergonomie, le marketing, …
Le « Steve Jobs à la française » avait perdu de vue ces aspects, contrairement à son modèle américain. Il ne s’y est intéressé de nouveau qu’une fois l’entreprise déjà profondément plongée dans les problèmes financiers. Non seulement ce défaut d’implication peut être néfaste pour la qualité des produits de l’entreprise, mais cela envoie de mauvais signaux aux employés : comment leur demander de s’impliquer à fond quand le big boss ne semble pas le faire ?
Une mauvaise gestion des ressources humaines. Ce point est le plus délicat : Embaucher des personnes de qualité est compliqué ; c’est encore plus difficile de savoir comment ces personnes réagiront lorsqu’il faudra traverser des périodes difficiles.
Néanmoins, il y a habituellement une règle absolue dans le management. Il faut embaucher des gens dont on connait le métier ; si on est capable de faire leur boulot, on pourra d’autant plus facilement le leur déléguer. Sinon, il faut chercher des personnes qui sont capables de faire comprendre leur travail à des profanes ; ceux qui se cachent derrière des termes techniques sont rarement les meilleurs dans leur domaine.
Il est intéressant de remarquer que Nicolas Gaume semblait globalement s’en sortir mieux pour recruter des talents artistiques ou assimilés (développeurs, graphistes, scénaristes, …) que pour trouver ses partenaires financiers (investisseurs, comptables, commissaires aux comptes). Sachant que ces secteurs étaient ceux dans lesquels il avait le plus de lacunes, il aurait dû y porter une attention encore plus grande − si cela était possible.
Enfin, j’ai remarqué une choses assez bizarre. Il était à la tête de l’entreprise qu’il avait créée. Il avait pris des risques, s’était endetté, mais avait la perspective d’un important enrichissement personnel si « ça avait marché » (je ne sais pas comment le dire autrement). Mais plusieurs fois dans son livre, il semble exprimer qu’il attendait de ses employés de réagir comme s’ils étaient à sa place. Ainsi, alors que l’entreprise était au bord du gouffre, il demanda à ses équipes de mettre les bouchées double et de faire de gros horaires pour terminer un jeu. Quand ces personnes lui demandèrent une prime à la hauteur de l’implication supplémentaire qui leur était demandée, il s’en étonne (s’en offusque presque). « La nature humaine !« , dit-il. Mais sincèrement, qu’espérait-il ? Même si je suis le premier à prôner l’implication au travail, on ne peut pas demander à un salarié de bosser jour et nuit sans contrepartie ; le fait que la survie de l’entreprise en dépende n’est pas une excuse : c’est le problème de l’entrepreneur, pas du salarié.
Quoi qu’il en soit, mon but n’est pas de faire le procès ou de juger une personne que je ne connais pas. S’il a connu un échec retentissant et médiatisé, c’est surtout parce qu’il a aussi eu le courage de créer quelque chose d’impressionnant. La chute ne peut être douce que lorsqu’on n’est pas monté très haut. Prenons son témoignage comme une opportunité pour apprendre de ses erreurs.
Merci pour ce retour, ça me donne envie de le lire…
Cela semble quand même le cas classique d’entreprises qui veulent monter trop haut et surtout trop vite. L’entrée en bourse accélère soit la montée soit la chute !!
Tout à fait. Pendant les années 2000, on a vu pas mal de startup monter de 4 à 150 personnes en moins d’un an, pour revenir à 10 personnes un an après… quand elles étaient encore là !
D’un autre côté, il est difficile de trouver le bon équilibre. D’un côté, la croissance organique − réinvestir les bénéfices de l’entreprise − permet d’assurer la stabilité financière, au risque de se faire doubler par des concurrents mieux « armés ». De l’autre côté, le recours à des investisseurs (love money, business angels, venture capitalists, bourse) permet d’atteindre plus rapidement la masse critique nécessaire pour s’emparer du marché, au risque de ne pas pouvoir assurer le retour sur investissement.