Vendredi dernier, j’ai fait passer un entretien d’embauche. J’en fait passer régulièrement, c’est une activité chronophage mais malheureusement nécessaire.
Là, je recevais un jeune homme qui avait un profil autodidacte, chose qui ne me dérange pas outre mesure tant que les connaissances, les capacités et la motivation sont là. Malheureusement pour lui, il a lamentablement échoué à un petit test technique de rien du tout, qui me sert habituellement de «filtre passe-bas». Comme je cherche un développeur expérimenté, c’était évidemment rédhibitoire.
Quand je fais passer un entretien − à plus forte raison quand je m’apprête à l’écourter − je prends le temps de donner un feed-back au candidat. Je peux lui donner quelques trucs dont je parle sur ce blog, concernant le CV ou l’entretien lui-même, ou lui donner quelques pistes dans sa recherche. On ne se refait pas.
Là, le jeune homme avait sur son CV un parcours particulier : une première expérience d’un an en contrat pro, puis une autre expérience d’un an, puis enfin son poste actuel qu’il occupait depuis moins de 2 ans. Quand je vois ce genre de chose, je demande toujours au candidat de m’expliquer. Jusqu’ici, j’avais toujours eu des réponses satisfaisantes ; on m’expliquait que le poste était moins intéressant que prévu, ou que que l’entreprise n’offrait aucune perspective d’évolution, ou encore que les attentes de l’entreprise étaient trop élevées et que le candidat s’était mis à la recherche d’un poste lui permettant de développer son expérience.
Bref, dans tous les cas, les personnes en face de moi ont toujours tenté de m’expliquer qu’il s’agissait d’erreurs de parcours ponctuelles.
Bizarrement, ce candidat a réagi tout autrement. Il m’a dit que le turn-over est un fait en informatique, que les développeurs restent entre 6 mois et 1 an et demi dans leurs entreprises, qu’il est normal de vouloir changer d’air régulièrement. Quand je lui ai dit que les entreprises cherchent des employés pour les garder longtemps, il m’a dit qu’il n’était pas d’accord (sic) et qu’aucun autre recruteur ne lui avait jamais posé ces questions ni fait ces remarques.
(Je lui ai demandé si les autres recruteurs qu’il avait rencontré l’avaient rappelé, il m’a dit que non. Étonnant, hein ?)
Où est le problème ?
En fait, il faut se rendre compte que lorsqu’une entreprise embauche une personne, c’est dans l’idée d‘investir dessus. Investir en prenant le temps de la former, ce qui génère des coûts par son salaire alors qu’elle n’est pas productive, mais aussi par le manque à gagner sur le salaire des personnes qui la forment et qui ne sont donc pas productives non plus durant cette période. Investir en comptant qu’il lui faudra une certaine période d’adaptation au métier de l’entreprise, à ses outils, à ses procédures.
Le retour sur investissement prend plusieurs formes. La première, c’est le travail effectif que cette personne va fournir par la suite. Plus elle sera autonome, plus le retour sur investissement sera important.
Ensuite, par son implication et sa créativité, cette personne peut amener des idées fondamentales qui peuvent avoir des impacts déterminants sur l’organisation (tant fonctionnelle que technique) de l’entreprise.
Il y a aussi la propre expérience que possède cette personne, et qu’elle partagera avec ses collègues. Si cette personne conduit une veille technologique efficace, cet aspect peut devenir relativement important.
Dans tous les cas, le retour sur investissement se fait dans la durée. On n’embauche pas un informaticien en se disant qu’il sera parti ailleurs dans un an et demi. Il faut être totalement hermétique aux réalités du monde de l’entreprise pour croire cela.
Au contraire, la plupart des entreprises cherchent à recruter des personnes qui pourront s’épanouir sur le long terme, qui donneront le meilleur d’elles-mêmes, qui pourront «grimper les échelons» au fur et à mesure que l’entreprise se développe.
Lorsque les entreprises cherchent des mercenaires, elles se tournent vers des sociétés de service ou des développeurs free-lance. Dans ces cas-là, elles payent des compétences pointues dont elles ont besoin pendant une durée convenue. Mais c’est alors une situation particulière, gérée comme telle, qui comporte ses avantages et ses inconvénients. Il y a une grande différence entre se payer les services d’un mercenaire professionnel compétent, et former un informaticien qui mettra sa formation en œuvre dans d’autres entreprises.
Pour les recruteurs
Habituellement, les candidats sont assez intelligents pour ne pas réagir comme le candidat dont je vous parle. Même ceux qui aiment bien faire «grimper les enchères» trouvent toujours une manière positive d’expliquer leur parcours. Ils sentent bien qu’il serait néfaste pour eux de se présenter comme des danseuses sur qui on ne peut pas compter plus de quelques mois.
Mais il faut être vigilant. Essayez de lire entre les lignes pour comprendre les réelles motivations du candidat. S’il semble être intéressé par le salaire de manière exagérée par rapport aux autres aspects (intérêt du poste, ambiance de travail, formation continue, proximité géographique, …), cela doit vous mettre la puce à l’oreille.
Pour les candidats
La première chose à intégrer est que le turn-over des employés n’est pas plus normal en informatique que dans d’autres secteurs. C’est même plutôt l’inverse : les salaires sont assez élevés (par rapport à d’autres branches qui réclament autant d’années d’études) et on ne peut pas vraiment parler de pénibilité du travail.
Essayez de comprendre qu’il est dans votre intérêt et celui de votre carrière de trouver un poste dans lequel vous allez pouvoir apprendre des choses, où vous allez pouvoir faire fructifier cet apprentissage, mais aussi un poste où vous allez pouvoir vous exprimer, faire la différence, gagner des responsabilités.
J’ai déjà croisé des jeunes disant qu’ils pensaient passer deux ou trois ans dans telle ou telle entreprise, pour «avoir un nom à mettre sur le CV» ou parce que le salaire y était vraiment intéressant. Mais sans jamais regarder l’intérêt intellectuel du travail en question, ni les perspectives d’évolution. Et à chaque fois, ils se sont retrouvés au bout de 6 mois à chercher un autre boulot, plus humain, plus intéressant ou mieux encadré ; ou bien ils passaient 2 ans à déprimer.
Ce n’est pas une situation enviable.
http://teddziuba.com/2010/05/why-en…
et si j’ai 5 minutes ce soir je ferais même une réponse un peu plus constructive qu’un simple lien 🙂
Geoffrey:
L’auteur du post que tu link à l’air particulièrement détestable…
Ok apres avoir lu ca:
http://teddziuba.com/2009/10/i-dont…
Il se trouve que je l’aime plutot bien en fait.
Justement,
Quel est le turn-over moyenne en informatique ? 3 ans ?
Calife à la place du calife… C’est devenu tellement courant chez les jeunes en général..
@Loïc : Au contraire, je trouve le premier lien plutôt juste, alors que celui que tu donnes me fait l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Mais c’est une question («faut-il embaucher des gars qui développent le week-end ?») différente, que je traiterai un de ces jours.
@Thomas : Bonne question sur le turn-over effectif en informatique. Mais cette moyenne est forcément pervertie par les entreprises (au hasard, les SSII) qui offrent peu d’évolution, ce qui force leurs employés à chercher ailleurs quand ils veulent faire avancer leur carrière.
Je sais qu’il existe plein de raisons très valables pour vouloir changer de travail. Faire avancer sa carrière plus vite, ne pas s’entendre avec sa hiérarchie, souffrir du manque d’organisation de ses boss, subir des changements business ou techniques qui changent radicalement l’intérêt du boulot, …
Dans tous ces cas, cela s’explique. On peut faire une erreur de casting de temps en temps.
Ce que je pointe du doigt dans ce billet, ce sont les informaticiens (souvent jeunes mais pas uniquement) pour qui il est normal de changer d’entreprise tous les ans, qui pensent que l’instabilité professionnelle leur permettra de booster leur carrière. C’est une méconnaissance grave du fonctionnement des entreprises, et c’est dangereux pour leur carrière. Qu’ils tentent de créer une entreprise et ils verront si c’est rigolo de voir partir les gens qu’ils auront pris le temps de former…
Ahah, c’est amusant que l’on n’ai manifestement pas le même ressenti quand à l’article sur le codage le week end.
Il faut savoir que c’est une question extremement courante dans les entretiens aux US, d’ou l’ennervement du gars en question (que je partage).
Hello, Amaury, je suis tout à fait d’accord avec ton analyse,
cependant je la nuancerais un peu.
L’univers des grosses SSII (et j’insiste sur grosses) est particulier.
Pour l’avoir vécu pendant 10 ans, je peux te dire qu’elles ont parfois un comportement à favoriser le turn over. Pour ces entreprises, le but n’est pas de garder la main d’œuvre qualifiée, mais de conserver quelques ressources de pointes et de remplacer les autres par des jeunes diplômés, qui coûtent bien moins cher.
Je ne vais pas non plus généraliser cela à toutes les grosses SSII, mais ça se pratique.
Et c’est pour cela que j’ai quitté la grosse SSII qui m’employait, plus rapidement que ce que j’avais imaginé pour me tourner vers une entreprise à taille plus humaine.
Des employeurs mercenaires, il y en a aussi.
Du coup, on peut comprendre certaines réactions chez certains collaborateurs.
Oui, je sais que ce genre de chose se pratique dans certaines grosses sociétés de service. C’est un choix qui leur est propre, très critiquable et très critiqué. Mais ce n’est pas la seule chose dans le genre. Pêle-mêle, on peut aussi trouver les salaires qui stagnent (mais les factures qui augmentent quand même pour le client), travailler sur la même technologie pendant 10 ans, ou au contraire changer de clients toutes les 6 semaines, ne jamais voir sa DRH en 5 ans, …
Pourtant, les SSII de taille moyenne, celles qui prennent le temps (et l’argent) de former leurs jeunes ingénieurs, ne souhaitent pas les voir partir. Du moins pas avant d’avoir largement rentabilisé l’investissement réalisé. Tu connais cela, pour être passé par là au début de ta carrière.
Le turn-over reste dans tous les cas un problème pour toutes les sociétés de service. Un collaborateur expérimenté sera facturé bien plus cher qu’un débutant, et c’est la seule source de revenu de ces entreprises.
Bref, il s’agit d’un cas très particulier, même s’il représente des dizaines de milliers d’emplois. Mais ça ne peut pas justifier les comportements des chercheurs d’emplois mercenaires, qui ont attrapé la bougeotte parce qu’ils y voient une possibilité de faire grimper leur salaire, rarement parce qu’ils ont été confrontés à des employeurs inhumains.
Bonjour,
J’ai souvent moi même l’image d’un mercenaire pour être passé dans 6 entreprises différentes en 7 ans. Pourtant je recherche la stabilité mais je n’ai pas vraiment de chance. Sur les 6 entreprises où je suis passé:
– 1 a fermé ses portes et j’ai été licensié économique
– 3 ont fermé leurs portes 6 mois maximum après mon départ: A chaque fois, j’ai démissionné pour une autre entreprise car j’anticipais la fermeture
– 1 me payait le SMIC ce qui est un salaire relativement inacceptable pour un BAC+5 avec de l’expérience (mais c’était toujours moins pénible que de travailler dans un fast food): je suis parti au bout de quelques mois pour percevoir un salaire plus « normal »
– Je croise les doigts pour mon entreprise actuelle…
Effectivement, ce n’est pas de chance. Mais avoir croisé la route de 4 entreprises en faillite, ce n’est pas banal. Ça soulève des questions quant aux prises de risque que vous vous êtes autorisé dans vos choix de carrière.
On peut se retrouver dans cette situation un ou deux fois. Mais la plupart des gens auraient tendance à se chercher par la suite un poste « ultra-stable ».
D’un autre côté, la chance sourit aux audacieux, et c’est en prenant des risques qu’on peut améliorer les choses. Il faut juste trouver le bon équilibre.
Une expérience d’à peine quelques mois (à plus forte raison en étant payé au SMIC) ? À moins d’y avoir effectué des choses particulièrement intéressantes, vous pouvez la passer sous silence dans votre CV. Soyez totalement honnête et transparent lors des entretiens, mais rien de vous oblige à vous « charger » inutilement par avance.
Cependant l’aspect de l’investissement liés à la formation du nouvel employé est un leurre. En effet, souvent le consultant est placé chez le client dés son premier jour. Il utilise donc le matériel du client et est formé par le client dans les locaux du client et pendant ce temps la SSII se contente d’encaisser les marges.
Les deux principales raisons de changement de SSII sont la pauvreté intellectuelle des mission ou/et la stagnation du salaire durant plusieurs années malgré l’expérience acquise.
L’investissement sous forme de formation n’est pas un leurre mais une réalité dans une majorité d’entreprises. Tous les informaticiens ne sont pas des consultants. Même dans les SSII, certains travaillent au forfait, dans les bureaux de leur SSII. Il ne faut donc pas trop généraliser.
Mais même lorsqu’on tombe sur des SSII qui vous traitent comme de la chair à canon, et que cela justifie à vos yeux de changer fréquemment d’employeur, il faut peut-être remettre en cause le choix de faire carrière dans des sociétés de service ?
La plupart des entreprises qui emploient des prestataires le font parce qu’elles n’arrivent pas à trouver de bons informaticiens pour faire le travail. Elles vont donc chercher la main d’œuvre là où elles peuvent, à prix d’or. Ne croyez-vous pas que ces entreprises bichonneraient les ingénieurs qu’elles pourraient embaucher ?
Bonjour
Du fait de la crise et de plusieurs liquidations j en suis au 3eme départ en 3 ans….
Un recruteur peut il le comprendre ?
Cordialement
@Nadjari : Oui, un recruteur peut le comprendre si vous lui expliquez correctement. Le problème sera de rencontrer le recruteur ; car en lisant votre CV, on peut facilement penser que vous êtes un mercenaire, et donc écarter votre candidature sans vous laisser la possibilité de vous expliquer.